Olivier Guéniat, commandant de la police jurassienne, tire un constat d’échec de la politique suisse de lutte contre la drogue et préconise un «changement de paradigme»
Le Temps: Nous sommes en échec face aux trafiquants, dites-vous. Comme commandant de police cantonale, êtes-vous le premier à dire tout haut ce que les autres pensent tout bas?
Pour chasser la drogue de l’espace public, il faut l’autoriser dans l’espace privé, argumente en substance Olivier Guéniat dans un article publié dans la revue Dépendances du Groupement romand d’études des addictions (GREA). Il est à notre connaissance le premier patron d’une police cantonale à prendre une telle position. Questions.
– Olivier Guéniat: Plus de 130 tonnes de cannabis se consomment annuellement en Suisse, pour un chiffre d’affaires qui dépasse le milliard de francs. Quant à la consommation de cocaïne, elle est supérieure à 5 tonnes, pour un chiffre d’affaires similaire, malgré la répression qui prévaut depuis une vingtaine d’années de la part de toutes les forces
sécuritaires. Je doute donc que quiconque puisse se prévaloir d’un autre avis, même si j’avoue n’en avoir pas discuté avec les vingt-cinq commandants des polices cantonales. De toute manière, j’ai écrit cet article en mon nom personnel, comme un bilan de ma sphère de spécialisation.
– Dépénaliser «partiellement» la consommation et la production de cannabis, qu’entendez-vous par là?
– Il faut déplacer le cannabis, son trafic et sa consommation, de l’espace public vers l’espace privé. Il est nécessaire à la fois d’augmenter la sévérité de l’interdit dans l’espace public et d’autoriser la culture et la consommation dans l’espace privé. L’Etat devrait faire la concession de délivrer des autorisations dans ce but à ceux qui les demandent. Cela devrait permettre de faire diminuer la demande, qui s’approvisionne essentiellement sur le marché noir, et de voir s’effondrer l’offre illicite. Cela va fonctionner pour autant que la sévérité soit crédible pour ceux qui s’aventureraient sur l’espace public. Cela fonctionnera, car la plupart des consommateurs, qui ne sont ni délinquants ni criminels, sauront faire la part des choses quant aux risques encourus et se discipliner, par analogie à ce qui s’est passé au niveau de la circulation routière.
L’espace public, que vous voulez libérer de la drogue, est occupé tout autant sinon plus par la cocaïne que par le cannabis. Que faire sur ce point?
– Le marché du cannabis est irrémédiablement le premier marché illicite, loin devant la cocaïne. Par contre, la cocaïne est le stupéfiant le plus épouvantable que nous connaissons: il n’y a ni produit de substitution, ni solution pour traiter son addiction. En fait, il n’y a qu’une solution de compromis, qui vise à médicaliser à outrance les plus addictifs, en leur prescrivant de l’héroïne à la place. Cela paraît fou, mais c’est bel et bien la moins mauvaise solution, j’en suis persuadé. Le corollaire attendu est aussi un déplacement du marché de rue vers l’espace socio-thérapeutique. Ce qui est certain, c’est que nous ne pourrons pas continuer comme cela sans rien pouvoir faire avec ces toxicomanes, tout en regardant notre espace social se dégrader.
– En 2008, vous vous prononciez contre toute forme de libéralisation. Qu’est-ce qui vous a fait changer de position?
– Je me suis toujours opposé, parce que tous les projets voulaient dépénaliser dans l’espace public, au détriment de la sécurité. Sur ce point, je serai toujours intransigeant: il est exclu de sacrifier la sécurité de la majorité.
– Des prises de position comme la vôtre montrent-elles que la Suisse va vers un tournant dans sa politique de la drogue?
– Franchement, c’est ce que je souhaite lorsque je vois comment l’espace public est mis à mal et les dégâts qui s’y produisent. La politique des quatre piliers (prévention, thérapie, répression et réduction des risques, ndlr) était très moderne, mais elle n’a pas évolué depuis à peu près vingt ans, alors que la société a transmuté à vitesse grand V dans l’intervalle. Je sais trop bien que le retard pris dans le domaine de la sécurité compte double ou triple. Reste à convaincre.
Photo: Pour le chef de la police du Jura, il faut «déplacer le cannabis, son trafic et sa consommation, de l’espace public vers l’espace privé». (Keystone)
Source :Le Temps.ch