Le soleil se lève sur Boulizem, un douar perdu au fin fond du Rif (région montagneuse du nord du Maroc).
Dietrich et Ulrike, un couple de bobos (bourgeois-bohème) berlinois, se réveillent avec le chant du coq.
Un soir, dans une famille de kificulteurs, ils ont dégusté un poulet succulent nourri au bon grain de cannabis. La nuit d'après, ils ont dormi à l’auberge Peshawar à Ketama (de son nouveau nom Issaguen, dans le centre-nord).
C’est leur troisième jour du circuit «Sur la route du kif», un parcours de tourisme équitable qui fait fureur en Europe.
Les Berlinois bourlingueurs ont commencé leurs vacances à Chaouen (nord-ouest), où ils se sont délestés de quelques centaines d’euros au cannashop, un concept store qui vend toute la production de chanvre made in Morocco: chaussettes, blousons, sacs en toile, babouches, tee-shirts ethniques, tapis, compléments alimentaires, shampooings et bains moussants...
Autant de cadeaux ethniques qui feront plaisir à leurs amis branchés du bord de la Spree, une rivière qui traverse Berlin.
Après le petit-déjeuner, ils embarquent dans la berline de leur chauffeur. Il y a dix ans, en 2012, il fallait subir une heure de mauvaises pistes pour accéder à Bouzilem et ils auraient dû louer un 4x4.
Mais depuis la légalisation (en réalité, le cannabis est autorisé dans certains districts arabophones du Rif, comme Ketama), les 20 milliards de revenus annuels de la TCK, la taxe sur la consommation du kif, ont été réaffectés en priorité dans le programme de désenclavement de la région.
En deux ans, on a couvert le Rif de routes, d’écoles et d’hôpitaux. Dans la foulée, les élus locaux ont obtenu la construction du TGV Tanger-Oujda que Dietrich et Ulrike emprunteront, le dernier jour, pour revenir, en une heure trente, dans la ville du détroit, afin de prendre leur avion. Une année de revenus du kif a suffi à financer 80% du projet.
Les treks les plus courus
Petite randonnée matinale pour les deux Allemands, qui quittent leur BMW de location pour une découverte balisée des champs de cannabis.
Depuis les croisements opérés sur les variétés locales avec les plants pakistanais, les tiges grimpent à plus de deux mètres. Et parcourir ces paysages accidentés, d’un vert soutenu, est devenu l’un des treks les plus courus chez les randonneurs européens.
A midi, après trois heures de marche le long d’un sentier constitué de panneaux explicatifs sur l’histoire du kif, Dietrich et Ulrike rejoignent la voiture pour un déjeuner à Bab Berred. Dans la ville aujourd’hui rénovée, ils achètent quelques sticks au cannashop du coin, Luckif Strike bio pour monsieur, Ztla light pour madame.
D’un commun accord, ils décident de ne pas en fumer plus d’une après le repas. Ce soir, ils doivent rester lucides. Le couple d’hédonistes s’est inscrit à un atelier cuisine à Ketama, pour apprendre à préparer le maâjoun (une confiserie à base de cannabis)...
Ils pourront rapporter deux ou trois pots pour leur consommation personnelle à Berlin. Comme presque toute l’Europe, l’Allemagne avait entériné la légalisation du cannabis avant la fin des années 2010...
Légalisation en cascade
Tout a commencé en 2012 par un référendum aux Etats-Unis. Le Colorado a légalisé l’usage «récréatif» de la marijuana. Dans la foulée, un vent de libéralisation a soufflé sur toute
l’Amérique.
L’Urugay, puis le Mexique ont été les premiers Etats légalisateurs. Mais c’est l’exemple bolivien qui a influencé le Maroc. Prétextant une culture ancestrale de production et de masticage de la feuille de coca, le président Evo Morales a réussi à convaincre l’ONU de retirer cette substance de la liste des stupéfiants interdits par les Nations unies.
C’est ce précédent qui a inspiré le royaume chérifien. Le nouveau gouvernement a entamé les mêmes démarches auprès de l’ONU, trois ans plus tard, tout en décidant unilatéralement d’autoriser la production de chanvre à visées médicales et industrielles.
Entretemps, le monde a changé. Après le Danemark, quelques cantons suisses et la Catalogne, c’est l’Allemagne qui a légalisé le commerce du cannabis. Puis la France a nationalisé toute la filière, engrangeant ainsi un milliard d’euros de recettes fiscales bienvenues dans un pays exsangue.
Après avoir menacé le Maroc de lui retirer son Statut avancé (un statut qui permet au Maroc de bénéficier de toutes les attributions d'un pays membre de l'UE, sauf la participation aux instituons politiques de l'Union) en cas de légalisation, l’Europe, qui mettait fin à des décennies de prohibition, a été à son tour contrainte d’approuver la relégalisation du kif...
Improbable cette fiction? Certes. Mais pas totalement impossible. Oui, le Maroc pourrait légaliser ce qui reste de sa principale ressource naturelle avec les phosphates. Et cela pourrait rapporter très gros. Pas moins de 20 milliards de dirhams par an, selon nos estimations. Soit autant que les taxes sur le tabac et le pétrole réunis!
Une réalité économique
Bien sûr, cela poserait des contraintes de taille: comment réguler le trafic? Qui taxer? Quelle sera la réaction de l’UE? Sans compter le problème moral.
Pourtant, l’or vert du Maroc est déjà une réalité économique, qui rapporte surtout aux mafias européennes et aux barons locaux, peu aux régions productrices et pas du tout à l’Etat.
Les pays occidentaux qui font la morale et qui exportent leur alcool —dont les ravages sont au moins comparables à ceux du cannabis— sur tous les continents, sont-ils les mieux placés pour nous donner des leçons?
Il y a aujourd’hui un véritable mouvement en faveur de la libéralisation qui touche d’abord des nations du Sud, en Amérique latine, et qui, pour la première fois, impacte le Nord avec le référendum du Colorado.
Il y a un débat en France, où même le ministre de l’Education, Vincent Peillon, s’est prononcé pour une dénépénalisation déjà effective dans plusieurs pays de l’Union européenne. En fait, ce débat est mondial: le Royaume peut-il vraiment en faire l’économie?
Noureddine Mediane, président du groupe de l’Istiqlal à la chambre des conseillers, et Tarik Kabbaj, député-maire USFP d’Agadir, ont été les premiers à en poser les bases récemment au Parlement.
Avant eux, aussi bien Fouad Ali el Himma, devenu depuis conseiller royal, que Hamid Chabat, nouveau chef du parti de l’Istiqlal, s’étaient prononcés pour un assouplissement de la loi.
La question de la légalisation est moins taboue et traverse aujourd’hui tous les partis, Même le PJD —par les voix de Lahcen Daoudi ou de Aziz Rebbah (avant qu’ils ne soient ministres)— n’excluait pas un usage scientifique ou médical.
Défendre les cultivateurs
C’est la voie préconisée par Chakib El Khayari. Le militant de Nador, fondateur du collectif marocain pour l’usage médical et industriel du cannabis, estime que «c’est la seule solution, pour le moment, qui permette de défendre les cultivateurs qui sont entre les mains des trafiquants».
Il ajoute:
Fabriquer des vêtements, des sacs, des engrais, des cosmétiques ou des médicaments à base de la seule culture rentable dans le Rif et l’Oriental pourrait dans un premier temps faire l’objet d’un consensus national.
Cette première étape pourra aussi générer des revenus pour l’Etat sous forme de TVA. Mais là n’est pas l’essentiel.
Quand 17.000 personnes sont en prison, que plus de 40.000 sont recherchées, alors que plus d’un million de Marocains vivent du cannabis, il y a urgence à trouver un moyen de substitution à cette prohibition moralement hypocrite et socialement dévastatrice.
Oui, le Maroc qui produit 40% du haschisch mondial et fournit 80% de la consommation européenne doit avancer vers la voie de la légalisation. Et maintenant, faites tourner.
Eric Le Braz
Source: Slate Afrique