Depuis 2000, cet Etat américain a légalisé l'usage médical du cannabis. De la culture des fleurs au commerce des produits dérivés, les business se multiplient. Une économie très profitable, y compris pour les finances locales.
Photo © Jérôme Chatin: Dans une serre high-tech, Nick veille sur des milliers de plants de marijuana, dont les fleurs sont vendues à Denver Relief, un dispensaire réputé de Denver.
Au-dessus d'Aspen, la station de ski jet-set des Etats-Unis, la neige a pratiquement disparu des cimes, et les avions se font plus rares dans le ciel. En ces premiers jours de juin, ce petit village des Rocheuses vit au rythme paisible des randonneurs et des cyclistes. Sous le soleil estival, les façades bling-bling de Dior, Chanel, Gucci ou Louis Vuitton ont un air un peu décalé. Angie n'y prête même plus attention. Serveuse au Red Onion, à quelques pas de là, elle profite de sa pause pour filer à l'autre bout du village, chez Leaf, l'une de ses boutiques favorites. L'entrée se cache au pied d'un escalier dérobé coincé entre une pizzeria et un fast-food, et la porte s'ouvre à condition de montrer patte blanche.
18 États ont légalisé le cannabis
Le Colorado fait partie des dix-huit États américains (Alaska et Hawaii compris) qui autorisent l'usage médical de la marijuana. Réputé être celui où son commerce est le plus contrôlé, il est aujourd'hui regardé comme un modèle par les Etats qui envisagent la légalisation.
La légalisation totale est envisagée
Derrière elle, on découvre un élégant bar en marbre surplombé d'étagères où s'alignent de jolis bocaux en verre remplis d'herbes et des flacons aux noms mystérieux. Mais, derrière le comptoir, Pete n'a rien d'un apothicaire. Avec sa chemise hawaïenne et son large chapeau de paille, il explique à Angie les vertus de l'indica et de la sativa. En habituée, celle-ci n'a besoin que de quelques minutes pour choisir ses fleurs de... marijuana. La plante euphorisante la plus célèbre de la planète, enjeu de trafics partout dans le monde, est livrée ici, emballée dans un sachet de papier kraft, contre une liasse de dollars. Après avoir payé, Angie reprend le chemin du Red Onion et salue le client suivant, Thomas, avec un sourire complice. "C'est mon patron", s'amuse-t-elle avant de s'éclipser.
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Dans sa boutique, Leaf, à Aspen, Pete explique à sa cliente Angie les différentes vertus des fleurs de marijuana.
Tous deux détiennent une red card qui leur permet d'acheter de la marijuana légalement sur recommandation de leur médecin. Car le Colorado fait partie des dix-huit Etats américains qui l'ont légalisée au cours des deux dernières décennies. L'idée : donner aux patients la possibilité d'utiliser ce remède séculaire comme substitut aux antidouleurs et psychotropes classiques. En réalité, obtenir une red card est un jeu d'enfant, car les médecins convaincus des bienfaits de la marijuana la prescrivent aussi facilement que l'aspirine ou le paracétamol. Début 2012, on recensait 90 000 personnes, soit un peu moins de 2 % de la population du Colorado, en possession d'une carte. Et les dispensaires - comme on appelle ici les magasins où la marijuana est vendue - surfent déjà sur un marché de 172 millions de dollars.
Ce n'est sans doute qu'un début : dans cet Etat, près de 10 % des habitants consommeraient de la marijuana illégalement. Faute de red card, ils l'achètent sur le marché noir, mais bientôt les portes des dispensaires pourraient s'ouvrir à tous. En novembre, les électeurs du Colorado choisiront, en même temps que le nouveau président de l'Union, s'ils souhaitent ou non légaliser totalement le cannabis. Si l'amendement - le fameux "64th" - passe, ce sera une première aux Etats-Unis, et une aubaine pour de nombreux businessmans en herbe. Déjà, dans cet Etat laboratoire, les affaires prospèrent.
Un médicament "bon marché et efficace"
Wendy Zaharko, médecin, annonce même ses consultations dans les pages de l'Aspen Times, le quotidien local, bien en vue entre le programme du cinéma et un article consacré à Madagascar 3, le dernier Disney. Ce samedi, cette quinquagénaire pétillante au brushing impeccable reçoit dans les faubourgs de Grand Junction, une ville sans charme, à la frontière de l'Utah. C'est une petite salle de conférence, au deuxième étage du Grand Vista Hotel, qui fait office de cabinet médical.
Autour de la table, une dizaine de patients remplissent des formulaires sous l'oeil attentif d'une jeune et jolie assistante : des jeunes en tongs et tee-shirts, une petite mamie élégante, un vieillard avec ses béquilles, quelques pères de famille en jogging qui tentent de se faire oublier. Ils sont là dans l'espoir de soulager qui une migraine, qui une crise d'arthrose ou, plus grave, des douleurs liées à un cancer. Ici, point de confidentialité, l'entretien avec Wendy a lieu en public. Depuis qu'elle a commencé, il y a trois ans, elle a ainsi vu plus de 6 000 patients dans tout le Colorado. Pour Wendy, pas de doute : "La marijuana est la médecine du XXIe siècle : bon marché et efficace." Provocation ? Peut-être pas.
Dans un pays où l'assurance-maladie est loin d'être la règle, certains patients font leurs comptes : pour acheter de la marijuana, il leur suffit d'aller voir leur docteur une fois par an - soit une dépense comprise entre 80 et 120 dollars - et d'acquitter à l'Etat un fee annuel de 35 dollars. Et les prix ont chuté : l'once (28 grammes) ne vaut plus que 200 dollars dans les dispensaires, quand il fallait débourser le double il y a deux ans sur le marché noir. La boîte de Vicodin, l'un des antidouleurs préférés des Américains, vaut 100 dollars en pharmacie.
Pour des douleurs chroniques, il en faut au moins deux par mois, et la prescription doit être renouvelée chaque mois. Conclusion : la marijuana soigne aussi le portefeuille des malades. Remplit-elle celui des médecins ? "Pour un docteur, les antidouleurs comme le Vicodin sont bien plus rentables que la marijuana. Un patient accro au Vicodin rapporte sans effort 1 800 dollars par an. Il suffit d'une petite clientèle pour vivre...", souligne malicieusement Wendy en faisant tinter ses bijoux.
Des astuces marketing pour fidéliser le patient
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À Boulder, où les dispensaires s'affichent au grand jour, les étudiants du campus n'ont que l'embarras du choix.
Changement d'ambiance... et de clientèle. A 400 kilomètres des patients de Wendy, les jeunes étudiants du campus de Boulder déambulent dans les rues et profitent du dimanche pour faire leurs emplettes. Ici, les dispensaires attirent une jeunesse privilégiée en quête d'un bon trip. Leur lieu de rendez-vous favori : la boutique Farm.
Avec comme emblème une vache blanc et noir ornée d'une feuille de cannabis, ce dispensaire est l'un des endroits les plus fréquentés de la ville le dimanche après-midi. De nombreux étudiants viennent à vélo et s'approvisionnent pour la semaine. Derrière un joli comptoir en bois, Ashlee, une blondinette avenante, vérifie la validité de leur carte avant de leur ouvrir la porte de l'arrière-boutique, où ils pourront faire leur choix à l'abri des regards.
Mais le business va bien au-delà. Côté rue, dans un espace très bobo, la clientèle peut aussi acheter toute une série de produits dérivés : des tee-shirts en coton au logo de Farm, des vêtements en chanvre, des livres dédiés à la culture de la marijuana. "Cela attire beaucoup de monde, et c'est l'occasion pour nous d'expliquer ce que nous faisons, de donner des conseils", se félicite Ashlee. Résultat : Farm est une entreprise prospère, avec 500 patients réguliers qui y ont dépensé plus de 200 000 dollars en juin. Discount, places de concert gratuites, carte de fidélité, rien n'est négligé pour les séduire.
Les affaires marchent bien aussi pour Kayvan Khalatbari, 28 ans, fondateur de Denver Relief. Installé sur Broadway, l'avenue célèbre pour ses pot shops peu recommandables, son dispensaire est l'un des plus réputés de Denver, la capitale du Colorado. Avec ses associés, il a investi 500 000 dollars, et réalise aujourd'hui un chiffre d'affaires de 1 million de dollars par an avec 300 patients réguliers.
Son joyau : une serre aménagée dans un ancien entrepôt des faubourgs de Denver. Environ 1 500 plants de marijuana y poussent en musique sous l'oeil attentif d'un horticulteur, les fleurs étant récoltées tous les cent cinquante jours. "Nous avons investi dans les meilleurs équipements, indique Kayvan en montrant les climatiseurs, les humidificateurs et l'éclairage naturel. A l'avenir, la qualité sera la clé du succès !"
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Créée il y a trois ans, la compagnie de Tripp Keber, Dixie, est déjà multimillionnaire grâce à ses boissons à la marijuana.
Le "space cake" s'achète 10 à 15 dollars en magasin
A quelques minutes de là, un autre businessman en est aussi convaincu : Tripp Keber, le fondateur de Dixie. Avec son design élégant et ses couleurs acidulées, cette marque de sodas boostés à la marijuana est l'un des best-sellers des dispensaires.
Ce père de famille de 44 ans s'est lancé dans l'aventure après une carrière lucrative dans les télécoms. Installés dans un entrepôt discret au bord d'une autoroute, ses bureaux affichent un décor très corporate, avec d'épais tapis et des canapés confortables. Comptables, avocats, agence de communication : il a fait appel aux meilleurs professionnels de la place pour gérer ses affaires. Résultat : Dixie réalise aujourd'hui un chiffre d'affaires de plusieurs millions de dollars - pour un investissement de 1,2 million -, avec des marges copieuses.
"Elles sont en moyenne de 400 à 500 %, et atteignent 1 000 % pour certains produits", se félicite Tripp. Prochaine étape : développer sa marque dans l'ensemble des Etats où la marijuana est légale, et mettre un pied en Europe, où il a déjà signé des accords dans deux pays tenus secrets.
Des taxes et des licences qui profitent à l'Etat
Autre ambiance, mais même sens des affaires, à Dr. J's. Créée par Tom Sterlacci, l'entreprise est la référence en matière de space cakes, des cookies aux caramels. "Mes sachets dorés sont ma marque de fabrique", commente ce vieux routard des affaires aux faux airs de parrain. Il en vend aujourd'hui pour 100 000 dollars par mois, avec des prix à l'unité compris entre 10 et 15 dollars dans les dispensaires. Comme Tripp Keber, il compte bien faire de Dr. J's une marque nationale et cherche des investisseurs.
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La société Dr. J's vend pour 100 000 dollars par mois de "space confiseries".
A l'autre bout de la ville, un homme se réjouit de ces succès commerciaux. George Thomson dirige la division du Department of Revenue du Colorado chargée de la marijuana, mais aussi de l'alcool, des jeux et des courses automobiles. Il empochera cette année 5 millions de dollars de taxes sur les ventes de marijuana, et 2 millions sous la forme de licences d'exploitation.
Mais c'est encore insuffisant pour couvrir des dépenses qui vont des contrôles sur la qualité de la marchandise aux enquêtes sur les employés des dispensaires en passant par le démantèlement des plantations illégales. "Jusqu'en mars, trente-sept personnes étaient affectées à cela, mais j'ai dû en transférer dix-sept dans un autre service, faute de budget.
Si la marijuana est entièrement légalisée, ce sera beaucoup plus profitable pour l'Etat", lâche-t-il avec un grand sourire. Ce qu'il ne mesure pas, en revanche, ce sont les bénéfices indirects générés par le secteur. Mais il suffit de feuilleter Culture et Kush, deux magasines en vogue dédiés au marijuana lifestyle, pour en mesurer l'étendue. Longtemps hésitants, avocats, comptables, horticulteurs, consultants et agents immobiliers se bousculent désormais pour y passer leurs petites annonces. Le green rush ne fait que commencer.
La France, entre tabou et pragmatisme
Les déclarations de Cécile Duflot en faveur de la dépénalisation du cannabis ont eu l'effet d'une bombe. "L'objectif est double : il est de faire baisser le trafic, de supprimer la violence notamment, et d'avoir une politique de santé publique. Il faut considérer que le cannabis, c'est comme l'alcool et le tabac, même régime : une politique de santé publique et de prévention, notamment vis-à-vis des plus jeunes", a ainsi lâché la nouvelle ministre du Logement et encore secrétaire nationale d'Europe Ecologie-Les Verts.
Vite recadrée par le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, elle n'en a pas moins relancé la polémique. Alors que les caisses de l'Etat sont vides, le débat est devenu une question d'économie autant que de santé publique. En août, l'économiste Pierre Kopp chiffrait ainsi à 300 millions d'euros les dépenses de l'Etat dues aux interpellations. La légalisation pourrait s'accompagner d'une taxe, évaluée à 1 milliard d'euros.
Un bon filon pour l'État
La légalisation totale de la marijuana aux Etats-Unis rapporterait environ 6,4 milliards de dollars en taxes et permettrait de réduire les dépenses des Etats de 13,7 milliards de dollars. Dans le Colorado, cela représenterait un bonus de 35 millions de dollars dans les caisses de l'Etat, et une économie de 145 millions de dollars (frais de police, de justice et de prison).
Source : Jeff Miron, "The Budgetary Implications of Drug Prohibition".
Source: L'expansion. l'express