Jour tranquille à Montevideo. Vent léger dans les rues, soleil à l'encan : les terrasses des cafés de la capitale uruguayenne ne désemplissent pas. On déjeune, on boit un verre et les volutes de fumée de cannabis virevoltent, de-ci de-là, comme si elles avaient toujours fait partie du décor. Il est midi. Le pays se donne des airs d'une normalité presque tranquille. Il est pourtant sur le point d'achever une singulière révolution.
Après avoir formellement légalisé la marijuana en décembre 2013, les autorités sont entrées dans le vif du sujet. Elles doivent rédiger avant la mi-avril, comme l'exige la loi, un décret d'application afin de créer le premier marché réglementé du cannabis au monde.
Le texte, d'une folle ambition, repousse les limites des expériences menées dans les Etats nord-américains du Colorado et de Washington, aux Pays-Bas et en Espagne, qui autorisent ou tolèrent la production de cannabis dans un cadre privé.
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Ce décret permettra à l'amateur uruguayen, majeur et enregistré auprès des autorités, sur simple présentation d'une carte d'identité, d'acheter en pharmacie, chaque mois, jusqu'à 40 grammes de marijuana, produite et commercialisée sous le contrôle de l'Etat.
Il pourra aussi cultiver son herbe dans une coopérative de quartier, un « club » comme l'a dénommé le législateur, ou chez lui, dans la limite de six plants par foyer. Un dispositif sans précédent qui place le pays en totale contradiction avec la Convention sur les stupéfiants de l'ONU, signée en 1961 et prohibant l'usage du cannabis.
« SÉPARER LES USAGERS DES DEALERS »
Assis dans son bureau du palais présidentiel, Julio Calzada, secrétaire d'Etat chargé du Comité national uruguayen sur les drogues, esquisse un sourire qui masque mal les heures de travail accumulées. « A l'époque, lâche-t-il, la télévision était en noir et blanc. Aujourd'hui, nous avons l'Internet. »
Sociologue de formation aux cheveux raides et longs, grisés par l'âge, il est une des figures clés du processus en cours. Sa table fourmille de notes et de statistiques en pagaille qu'il ne cesse de corriger. « Le dogme répressif est un échec, insiste-t-il. Notre approche est profondément différente, elle est économique. Nous voulons séparer le marché : les usagers des dealers et le cannabis des autres drogues. »
L'élaboration du texte et les négociations en cours imposent d'admettre sans barguigner que les problèmes soulevés par la mise en oeuvre de la loi sont légion.
Les modes de culture et de production doivent être précisés. La qualité et les quantités d'herbe introduites dans ce nouveau marché, évalué selon lui à quelque 2 300 kg par mois, restent aussi à déterminer, comme le stockage, la distribution et le prix de vente, envisagé entre 1 et 2 dollars le gramme, soit légèrement en deçà des tarifs pratiqués dans la rue : « Nationaliser la production de marijuana n'est pas simple, admet Julio Calzada. Mais c'est cela qui permettra d'assécher le narco-business et de détourner les consommateurs d'herbe des dealers qui vous refilent la dope qu'ils possèdent au moment où vous les croisez. »
CONSOMMATEURS RÉGULIERS : 8 % DES 15 À 64 ANS
Dans ce petit pays d'à peine 3,3 millions d'habitants, coincé entre l'Argentine et le Brésil, le nombre de personnes ayant fumé au moins un joint dans l'année s'élève, selon ses services, à 150 000 personnes – le double d'après les associations locales.
Une moitié sont des consommateurs hebdomadaires « réguliers », environ 8 % de la population âgée de 15 à 64 ans. Même si le pays a connu une forte poussée ces dernières années – en 2005, les usagers représentaient 4,6 % –, ce taux demeure plutôt faible et comparable à ceux observés aux Pays-Bas et en Espagne. L'Italie, qui applique une politique prohibitionniste, renvoie à des estimations deux à trois fois plus élevées.
Autre particularité, les usagers uruguayens de cannabis représentent plus de 80 % des clients des vendeurs de drogue. Le reste du trafic se partage entre la cocaïne et surtout la pâte base, cette « pasta base » bon marché (1 dollar la dose) composée de résidus issus de la préparation de ladite cocaïne, un produit comparable au crack et qui fait des ravages dans les replis de la capitale uruguayenne.
Selon de récentes études, un tiers des homicides et des incarcérations enregistrés dans le pays sont liés au commerce des stupéfiants. « Contrairement à de nombreux pays d'Amérique latine, souligne Sebastian Sabini, jeune député à l'origine de la loi sur le cannabis, l'Uruguay affiche un taux de consommation plutôt faible et relativement peu de violences liées au trafic, mais si nous n'avions pas réagi, cette violence qui se déchaîne à travers le continent nous aurait tôt ou tard affectés. »
Avec Julio Calzada, ils ont travaillé main dans la main pour fournir le corpus théorique au gouvernement. Ils ont voyagé au Colorado pour mesurer l'impact de la mise en vente libre du cannabis, au niveau local et sur les Etats voisins.
« UNE MESURE DE SÉCURITÉ PUBLIQUE »
L'influent ministre de la défense, Eleuterio Fernandez Huidobro, ancien dirigeant de la guérilla des Tupamaros, dans les années 1970, et proche du président José Mujica, a lui aussi joué de son poids politique. Pendant des mois, il a fait avancer l'idée que l'Uruguay constituait le parfait laboratoire pour cette « expérience d'avant-garde ». Tout comme Martin Collazo, fringant porte-parole de l'ONG Proderechos, soutenue par la fondation Open Society du magnat nord-américain George Soros, lui-même partisan d'une dépénalisation du cannabis.
« Mais rien n'aurait pu être fait sans la détermination du président », insistent Julio Calzada et Sebastian Sabini. José Mujica, cet agriculteur à la moustache poivre et sel, élu en 2009 et qui dit à 78 ans n'avoir jamais fumé un joint.
Ex-guérillero devenu la coqueluche des médias pour sa sobriété (90 % de son salaire est reversé à des organismes d'aide au logement) et ses réformes de société (il a fait adopter la loi dépénalisant l'avortement et légalisé le mariage homosexuel), il soutient depuis deux ans le projet à bout de bras, malgré l'opposition de plus de 60 % des Uruguayens. Comme il l'a répété au Monde, il est convaincu que le contrôle du marché par l'Etat est « une mesure de sécurité publique ».
Une idée forte, élaborée avec les hommes de son sérail qu'un Sommet des Amériques, en avril 2012 à Carthagène, consacré aux nouvelles politiques de lutte contre les drogues, achèvera de sceller.
C'est un fait divers qui précipitera sa décision. Le 12 mai 2012, un homme abat un serveur d'une pizzeria de Montevideo sous l'oeil d'une caméra de surveillance. Les images passent en boucle sur les chaînes de télévision. En vingt-quatre heures, l'affaire devient un sujet de conversation national.
Le meurtre serait lié à une histoire de drogue, la « pasta base » est même évoquée. A tort. On apprendra que le meurtrier avait été payé par une ancienne employée qui voulait se venger du patron de l'établissement. Qu'importe.
Le 20 juin 2012, la présidence organise une conférence de presse consacrée à la sécurité et au « bien-être commun ». Quinze mesures sont énumérées. Les peines de prison seront alourdies pour les trafiquants et la corruption dans la police davantage sanctionnée.
A la septième proposition, le ministre Eleuterio Fernandez Huidobro prend la parole et indique d'un trait que l'Etat prendra en charge la production du cannabis, légalisé et régulé. « Nous avons d'abord cru à une blague ou à un effet d'annonce, admet une journaliste présente à la réunion. Mais, très vite, le gouvernement s'est mis au travail. »
DES TERRAINS DE L'ARMÉE POUR CULTIVER
Juan Vaz admet avoir été surpris. Cet informaticien est une des figures du mouvement pour la dépénalisation et la légalisation du cannabis en Uruguay. En 2007, il a passé onze mois derrière les barreaux pour « production illégale de matière première de drogue ». « Fumer de la marijuana était toléré depuis la chute de la dictature , explique-t-il, mais pas le fait d'en acheter ni d'en produire. »
Il se dit ravi de la décision du gouvernement Mujica, même s'il regrette l'enregistrement obligatoire des cultivateurs et consommateurs. « Il y a toujours un risque d'atteinte à la vie privée », pointe-t-il. Il est persuadé qu'à terme, le marché noir ne survivra pas : « Si l'Etat parvient à garantir un prix faible, le narcotrafic avec son herbe du Paraguay voisin et de très faible qualité se trouvera pris à la gorge. L'acheminement, le stockage, la vente… le jeu n'en vaudra pas la chandelle. »
D'autant que le président vient d'annoncer que des terres appartenant à l'armée pourraient être utilisées pour la culture du cannabis. Une manière de sécuriser encore un peu plus le marché.
Sebastian Castro habite avec sa famille dans un quartier délaissé de la périphérie de Montevideo. Dreadlocks, fine barbe, ce fleuriste et agriculteur de 36 ans cultive chez lui une dizaine de pots de marijuana à l'air libre et sous lumière artificielle. « Une fois le décret validé, les autorités vont faire un appel d'offres pour trouver les entreprises susceptibles de produire le volume nécessaire de cannabis. Il leur faudra un savoir-faire et de la main-d'oeuvre locale », veut-il croire.
Même son de cloche chez Alvaro Calistro, 44 ans, responsable d'une association qui préconise le cannabis comme produit de substitution aux drogues dures. « Vu le tarif envisagé en pharmacie, lâche-t-il, il n'y aura pas de ruée vers l'or vert en Uruguay et l'impact dans la région sera minime. »
Debout, presque fier aux côtés de ses plants gigantesques de cannabis cultivés dans sa cour, il s'apprête à former une fédération de cultivateurs pour maintenir le dialogue avec les autorités. « L'Etat devra subventionner ce marché pour sa viabilité », assure-t-il, avant d'ajouter, souriant : « Cette loi est bonne, elle se transformera avec la pratique. Elle deviendra ce que l'on en fera. »